No Wing
LE NIHILISME N’EST PAS RIEN
(2 novembre 2019)
(Traduction de « Nihilism is Not Nothing » disponible sur theanarchistlibrary.org)
Demandez à n’importe qui, et on vous dira que le nihilisme est une croyance en rien. Popularisé par le film The Big Lebowski et perpétué par des universitaires et des philosophes paresseux, ce malentendu sur le nihilisme a conduit à une sorte de diabolisation dans les cercles anarchistes. Le primitiviste John Zerzan se lamente fréquemment sur le nihilisme, en disant des choses comme « ...vous commencez à avoir des gens qui sont tellement nihilistes qu’ils ne se soucient même plus de la vie ». Pour Zerzan, le nihilisme consiste simplement à ne pas se soucier de la vie.
Même une personne opposée au primitivisme, le transhumaniste William Gillis déclare : « Un nihiliste peut-il être anarchiste ? Non. Absolument pas. Le nihilisme est la philosophie de notre société complètement sociopathe. Tout ce que nous combattons. » Si les primitivistes et les transhumanistes peuvent haïr ensemble le nihilisme aussi activement, cela montre peut-être qu’ils ont plus en commun qu’on ne pourrait le croire. Peut-être que le nihilisme est un épouvantail commode pour les anarchistes tellement ancrés dans leurs propres idéologies de primitivisme/transhumanisme/etc. que ces idéologies ont commencé à supplanter l’anarchisme ?
Le nihilisme est-il simplement « ne pas se soucier de la vie » ? Absolument pas ! Les premiers nihilistes ont été appelés ainsi parce que rien « de ce qui existait alors ne trouvait grâce à leurs yeux ». Cela ne signifie pas que ces personnes ne croyaient en rien, ou ne se souciaient pas de la vie. Bien au contraire ! Pour ceux qui allaient former les fondements du nihilisme, la vie était suffisamment importante pour rejeter les choses qui tentaient de l’entraver. Les premiers nihilistes ont regardé autour d’eux, n’ont rien vu qu’ils approuvaient, et ont ensuite entrepris de détruire ces choses, tout en créant des structures et des circonstances qui leur plaisaient. Le nihilisme découle de la volonté des gens de réaliser leurs désirs par l’action. Si le nihilisme était simplement un désintérêt des gens, comme le prétend M. Zerzan, alors le nihilisme ne pourrait pas prétendre avoir tué un tsar et presque renversé un empire. L’histoire ne confirme pas les affirmations de M. Zerzan.
Peut-on être anarchiste et nihiliste, comme M. Gillis prétend que c’est impossible ? Bien sûr ! En fait, de Renzo Novatore au CCF[1], en passant par la FAI[2], les anarchistes sont nihilistes depuis plus d’un siècle, et presque aussi longtemps que l’expression « anarchisme » est utilisée en politique. Soit M. Gillis fait des affirmations exagérées, tout en ignorant l’histoire, soit il prétend que des personnes et des groupes qui ont fait beaucoup plus que lui en termes de création d’anarchie ne sont pas anarchistes, et même les ennemis de l’anarchisme ! Encore une fois, la réalité va à l’encontre de ceux qui font de fausses déclarations sur le nihilisme.
M. Gillis prétend que le nihilisme « est la philosophie de notre société profondément sociopathe ». Si seulement c’était le cas ! Si seulement notre société était enracinée dans le rejet des normes sociales coercitives et l’attaque des structures oppressives ! C’est ce que font les nihilistes... Je ne vois pas très bien en quoi cela fait d’eux les ennemis de l’anarchisme.
« Négation de toute société, de tout culte, de toute règle et de toute religion. Mais je ne convoite pas le Nirvana comme je n’aspire pas au pessimisme désespéré et impuissant de Schopenhauer, qui est quelque chose de pire que le reniement violent de la vie. Mon pessimisme est enthousiaste et dionysiaque comme les flammes qui brûlent mon exubérance vitale, et se moque de tout emprisonnement théorétique, scientifique et moral. » — Renzo Novatore
Renzo Novatore, un anarchiste nihiliste italien du début des années 1900, combat spécifiquement cette idée du nihilisme comme un certain désespoir exacerbé, et rejette le nihilisme comme un « pessimisme impuissant ». Novatore comprend que les dirigeants peuvent se présenter sous de nombreuses formes, même « théoriques, scientifiques et morales ». En tant qu’anarchistes, ne devrions-nous pas être vigilants à l’égard de tous les concepts en tant que dirigeants potentiels ? Ne devrions-nous pas essayer de nous opposer de manière tangible à ce qui nous contraint ? Ne devrions-nous pas tenter de créer des circonstances qui répondent mieux à nos désirs ? Pour M. Gillis, ces actes seraient bien trop nihilistes, ce qui lui laisse un anarchisme qui semble bien inefficace. Je soutiens que le nihilisme est un complément, sinon inhérent, à l’anarchisme.
Loin d’être une croyance dans le néant, le nihilisme nous met au défi d’agir. Il nous encourage à créer le monde que nous voulons voir, et à le faire dès maintenant. Comme les premiers nihilistes l’ont retenu de Bakounine, « La passion de la destruction est aussi une passion créatrice ! » Le nihilisme n’est pas une fin désespérée, c’est un début lumineux !
« (Le nihilisme) est comme l’extrême qui ne peut être dépassé, mais comme le seul chemin du dépassement véritable et le principe du nouveau commencement. » — Maurice Blanchot
Alors, pourquoi y a-t-il cet effort concerté contre le concept de nihilisme dans de nombreux coins différents de l’anarchisme ? Pourquoi certaines personnes sont-elles si déterminées à s’opposer à ce qui est, par définition et historiquement, quelque chose qui a été très ancré dans l’anarchisme ? Je dirais que c’est exactement à cause de la façon dont ces figures se sont positionnées dans l’anarchisme. Le refus du nihilisme d’accepter les dogmes s’oppose aux positions très dogmatiques que des anarchistes comme Gillis et Zerzan ont adoptées. Après s’être mis dans le pétrin en tant que transhumanistes ou primitivistes, ces personnes se sentent probablement menacées par un nihilisme qui rejetterait le transhumanisme ou le primitivisme comme des idéologies statiques. Après tout, le nihilisme appelle à une fluidité des idées qui évolue avec la fluidité des désirs, et ne s’intéresse pas aux « prisons théoriques » qui prétendent qu’une certaine voie mène à l’anarchie. Gillis et Zerzan se sont construits sur des ensembles d’idées très spécifiques, et ils comprennent que le nihilisme remet en cause ces idées qu’ils défendent... Ou alors, ils sont tout simplement incultes et ignorants quant aux véritables origines du nihilisme.
« Toute société que vous bâtirez aura ses limites. Et en dehors des limites de toute société, les clochards héroïques et turbulents err ront, avec leurs pensées vierges et sauvages — eux qui ne peuvent vivre sans concevoir de toujours nouveaux et terribles éclatements de rébellion ! Je serai parmi eux ! » — Renzo Novatore
Le nihilisme s’oppose au prescriptivisme et au dogme des idéologies préfabriquées. Il encourage l’action et incite les gens à nier ce qui les opprime, tout en réalisant leurs désirs. Loin d’être un rejet passif de la vie, le nihilisme se dresse comme une célébration active de la vie, de notre capacité à créer et à détruire. Le nihilisme comprend la nécessité d’une vigilance constante contre la calcification qui se produit dans toutes les idéologies et toutes les sociétés. Sans cette vigilance, même le plus ardent anarchiste est vulnérable au pouvoir qu’il prétend combattre.
« Vaincu dans la boue ou victorieux sous le soleil, moi je chante la vie et je l’aime ! » — Renzo Novatore
Notes
[1]. CCF : Conspiration des cellules de feu [NdT]
[2]. Fédération anarchiste informelle [NdT]