ANARCHISME, INDIVIDUALISME ET NATURISME : ITINÉRAIRES ET EXPÉRIENCES FRANCOPHONES DANS L’ENTRE-DEUX-GUERRES
Céline BEAUDET
Université Paris X - Nanterre(1)
[Publié dans De l’anarchisme aux courants alternatifs - XIXe-XXIe siècles - 2007 - p. 207-225]
Sommaire
I. Le foisonnant milieu anarchiste français de la belle époque et les idées individualistes et naturiennes
II. Une décennie, une guerre et une révolution russe plus tard...
III. L*anarchisme pendant l’entre-deux-guerres : quelques expériences et itinéraires individualistes, végétaliens et néo-naturiens
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POUR COMMENCER UN CONSTAT : certaines composantes de l’anarchisme en France sont négligées voire ignorées malgré leur importance, même pour la période considérée comme « l’âge d’or » de l’anarchisme en France, c’est-à-dire avant la première Guerre. On leur préfère généralement une histoire « qui correspond grosso modo à ce qu’ont dit ou fait les leaders et qui privilégie notamment les rapports des compagnons avec le mouvement ouvrier et le syndicalisme révolutionnaire »(2).
Parmi elles, des idées et des pratiques que l’on pourrait résumer en deux expressions forcément réductrices et que l’on n’associerait pas forcément(3) : individualisme anarchiste et naturisme libertaire. Deux expressions qui elles-mêmes en appellent bien d’autres. L’individualisme anarchiste, c’est aussi bien l’illégalisme que l’amour libre, l’antimilitarisme, les milieux libres ou...le naturisme libertaire. Le naturisme libertaire, c’est le retour à la nature mais aussi le nudisme, le végétalisme, l’anti-alcoolisme ou encore l’anti-tabagisme. Soulignons que ce naturisme libertaire a, au départ du moins, peu de choses à voir avec les « naturistes » qui ne sont partisans d’une vie naturelle qu’aux points de vue alimentaire et médical. L’histoire du naturisme libertaire se confond plutôt avec celle de l’individualisme anarchiste, dans le sens où on trouve dans les deux cas des façons communes d’envisager le changement social. Individualisme anarchiste ou naturisme libertaire sont évidemment envisagés dans une perspective d’émancipation individuelle mais aussi collective. Le point commun à ces deux expressions, en dehors de leur commune occultation dans l’histoire de l’anarchisme en dépit de leur importance, c’est sans doute cette volonté de vivre libre dans l’immédiat, de mettre en pratique ses idées et de se libérer de l’usine ou de l’atelier. Pour les individualistes, les moyens d’y parvenir peuvent être variés en fonction de chaque individu. Pour les défenseurs du naturisme libertaire, cela passe plus précisément par une vie simple, proche de la nature et par une réduction des besoins. Ces deux conceptions, qui accordent à l’individu une puissance d’action encore plus grande que ne le fait déjà l’anarchisme, se distinguent par le fait que le naturisme libertaire met en avant des « lois naturelles » ou « de la nature » comme justification de ses propos ou actions tandis que l’individualisme anarchiste place l’individu au coeur de ses réflexions.
Les anarchistes qui se retrouvent sur ces idées, qu’ils soient devenus sceptiques dans leur croyance en un avenir radieux ou au contraire pris par une impatience révolutionnaire, prennent leurs distances avec ceux qui rappellent que sans Révolution il ne pourra y avoir de changement véritable, pas même individuel, qui ne serait qu’un arrangement ou une accommodation à la société bourgeoise.
Pourtant, et c’est bien là la difficulté de toute synthèse, de toute généralité sur ce sujet, les points de divergence sont loin d’être nets et des pratiques que l’on pourrait définir comme celles des individualistes existent également chez leurs camarades anarchistes plus orthodoxes ou même syndicalistes. Pensons par exemple à Elisée Reclus, végétarien, qui vanta les mérites du nudisme et insistait sur la nécessité de s’approprier et de mettre en valeur la terre dans la réalisation du communisme. Le végétarisme, la réalisation de milieux libres ou l’illégalisme, selon les contextes et les moments sont loin d’être des pratiques que l’on pourrait définir comme étant le fait d’individus se réclamant exclusivement de l’individualisme anarchiste ou du naturisme libertaire. Ces pratiques et ces idées circulent au sein de l’anarchisme et selon les moments rapprochent ou divisent, forment des « courants » spécifiques ou non, définissent certains individus ou non...
J’essayerai donc d’en tracer à grands traits une image pour la période de l’avant-guerre, en insistant notamment sur quelques expériences, le groupe des Naturiens, les milieux libres et encore le journal l’anarchie(4) avant de me pencher sur les quelques éléments connus à propos de l’entre-deux-guerres. Cet avant-propos permettra de poser le cadre dans lequel ont évolué certaines personnalités pendant puis après la guerre et d’ouvrir quelques pistes sur une histoire de cette période qui reste encore à faire.
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La suite en PDF ci-dessous.
1] Doctorante de l’Université Paris X-Nanterre sous la direction de Francis Dernier
2] Gaetano Manfredonia, L’Individualisme anarchiste en France 1880-1914, thèse de 3e cycle, Institut d’études politiques, Paris, 1984
3] J’utiliserai dans cet article, et faute de mieux pour l’instant, ces deux expressions pour désigner un certain nombre de pratiques, plutôt que des « courants », que l’on retrouve dans les milieux anarchistes. Elles ne doivent donc pas être envisagées dans un sens restrictif qui renverrait à quelques individus, quelques groupes par rapport à d’autres.
4] Les auteurs ont choisi de ne pas mettre une lettre plus haute que les autres...