DIALOGUES
—
L’hypocrisie pacifiste
—
— La guerre... La Guerre... Mais c’est affreux, me dit mon voisin U. Maniste. Qu’allons nous devenir ? C’est la fin des fins.
Je m’insouciais de la frayeur de ce brave pacifiste et faisant semblant de ne pas m’apercevoir des teintes livides qui s’emparaient do son visage, je continuais tranquillement à lui énumérer tous les symptômes qui militent en faveur de l’hypocrisie d’une guerre prochaine.
— Que voulez-vous, mon ami. Le capitalisme, en vertu de son développement colossal, et surtout de son organisation idiote, nous conduit à une crise, dont-il ne sera possible de sortir que par la tuerie. Tous les discours de Mr. d’Estournelles de Constant n’y feront rien. Car vous pensez bien, que les prolos sont trop bêtes pour organiser une production plus normale. Ils ne peuvent sortir du capitalisme, et le capitalisme, c’est la guerre…
De plus en plus verdâtre, mon interlocuteur, claquant des dents, m’objecte :
— Ce n’est pas possible ! Au XXe siècle, pensez donc ! N’avez vous donc pas lu cette belle poésie de Victor Hugo ? Et cet article cinglant de Frédéric Passy ? Et toutes les belles choses qui furent écrites contre la guerre par les Mirbeau, les Clémenceau, les Richet, les Séverine, les France et autres savants, philosophes ou hommes d’État ? La guerre est condamnée par tous tes hommes de cœur…
— Mais pas par les hommes de proie... Et les articles de Séverine, si larmoyants soient-ils, n’empêcheront pas les négociants britanniques d’être furieux de la concurrence que leur font les fabricants allemands, dont les cotonnades, les canons et les produits manufacturés font aux leurs une concurrence si préjudiciable. C’est très joli, les livres et les discours, où l’on parle de vautours et de corbeaux, de mères qui pleurent et de sang qui coule... Mais qu’est ce que vous voulez que ça foute à Krupp, à Schneider et aux autres financiers cosmopolites ? Et qu’est-ce que vous voulez que ça foute à tous vos brasseurs.d’affaires, à tous ceux que l’on arrosera d’or ? C’est très joli, le sentiment, mais enfin ça ne suffit pas et vous verrez que nous aurons la guerre !
— Mais vous parlez comme un vrai sauvage ! C’est honteux, vous, un anarchiste ! N’êtes-vous pas épouvanté d’une perspective aussi sinistre ?
— Que voulez-vous que j’y fasse ? Quand bien même, passerais je mes nuits à pleurer (comme vous devez le faire) que cela ne changerait rien. Il y a des gens qui ont intérêt à faire tuer les autres, afin d’amasser beaucoup d’argent, ce qui est d’ailleurs une idée bizarre, car l’argent ne suffit pas à rendre heureux, bien au contraire. Vos pognonistes sont des ambitieux, des malades, des pervertis. Et vos soldats-ouvriers sont des gourdes. S’ils se font trouer la paillasse en l’honneur d’une Patrie quelconque, vous ne pensez pas que je vais perdre mon temps à les plaindre. Tant pis pour eux. S’ils trouvent la guerre néfaste et illogique, ils n’ont qu’à faire comme moi ; qui ne manquerai pas de mettre à l’abri ma précieuse carcasse. Et vous Monsieur U. Maniste, que ferez-vous, puisque vous êtes aussi profondément pacifiste ?
— Je... Je... Je ne sais pas... Rien que d’y songer, j’en suis malade. Mais mon devoir... est... de rester... Se désintéresser... fuir... serait lâche. Je ne saurais rester insensible aux souffrances, aux douleurs, aux larmes…
— Décidément, vous êtes un bon bougre. Je comprends que les radicaux du quartier veuillent vous nommer conseiller municipal. Vous méritez cent fois ces palmes académiques que le ministre vous accorda depuis que vous êtes président de la section des Droits de l’Homme. Vous possédez un cœur fragile... pauvre homme !
Seulement, vous n’êtes pas très logique. Vous avez horreur de la guerre. Vous pleurez à la seule pensée du carnage et des maux qu’il entraînera. Mais vous n’êtes pas toujours aussi facile à émouvoir. La semaine dernière, vous êtes resté froid aux supplications de cette malheureuse bougresse qui vous devait un terme et que vous avez flanqué à la rue sans pitié ? Et ces trois ouvrières que j’aperçois dans votre local, en train de confectionner les nippes qui vous permettront d’arrondir votre bedaine démocratique, ces trois esclaves ne sont-elles pas des victimes aussi pitoyables que celles que fauche le canon ? Encore ces dernières n’ont-elles pas le temps de souffrir, tandis que vos victimes à vous, Mr. U. Maniste, vous les détruisez lentement, à petit feu, avec tous les raffinements dignes d’un exploiteur républicain. Ce qui vous choque, c’est l’emploi des cuirassés, des torpilleurs, des canons. Gros malin, vous avez mieux que cela à voire disposition ! L’air empesté de vos taudis, de vos ateliers, votre tuberculose, votre misère, votre hypocrisie, tout cela, je vous l’assure, tue plus sûrement que les obus qui éclateront demain. Chaque année, combien entassez vous de ces cadavres de vaincus ? Et vous recouvrez tous ces crimes du manteau de votre hypocrisie pacifiste !
Qu’elle éclate donc, la boucherie, franche, violente, sincère. Je la préfère à votre comédie, à vos grimaces, à votre guerre sourde et incessante. Nous ne vous demandons qu’une chose, c’est de nous laisser tranquilles, avec vos sentimentales pleurnicheries, dont nous ne sommes pas dupes, d’ailleurs.
Mr. U. Maniste était maintenant furieux. Sur un ton sec, il riposte :
— Vos comparaisons ne signifient rien. Et puis, vous exagérez. Si le peuple est si malheureux, ce n’est pas de notre faute, mais de la sienne. S’il buvait moins, s’il travaillait davantage, s’il était plus sérieux, le travailleur pourrait vivre mieux. La République ne met-elle pas à sa disposition tous les moyens de s’affranchir ? Les retraites ouvrières, les bonnes lois sociales, la protection légale, le repos hebdomadaire, le droit de vote ; toutes ces choses rendent l’ouvrier maître de son sort. S’il n’est pas heureux il ne peut s’en prendre qu’à lui même. Précisément je combats la guerre, parce qu’elle est un obstacle à l’œuvre sociale. Mais je défendrais mon pays... s’il le faut... Il y a des gens qui ne sont jamais contents et qui voudraient vivre dans la paresse sans manquer de rien. Or, nous voulons l’Ordre, la Justice pour tous, mais dans le Travail, la Paix, la Légalité…
— Vous serez certainement élu. Vous avez la vocation, mais avec moi, votre salive s’use inutilement. Le travail — vous le préconisez surtout, aux autres ! La paix, vous la désirez, pour exercer votre piraterie, tranquillement ! Et la légalité, c’est le paravent derrière lequel vous opérez. Quand à vos boniments républicains, vos réformes et vos blagues, ça ne prend plus et il faudrait être bien gourde pour consentir à se faire hâcher pour le maintien de votre Ordre.
Demain, les troupeaux humains vont s’ébranler à travers les champs de l’Europe. Ils quitteront les usines et les bagnes où ils meurent lentement, pour aller crever un peu plus vite sous les balles ennemies. Voilà des siècles et des siècles, qu’il en est ainsi. Pour ma part, je ne veux pas être victime de leur crasse et de leur bêtise. Je ne marche pas et vous êtes trop roublard pour ne pas faire comme moi et tirer votre épingle du jeu, n’est-ce-pas ? Ceux qui sont assez bêtes pour se tuer ou pour se laisser tuer, ne sont pas dignes de vivre, après tout. Ils déshonorent la planète et leur disparition ne m’émeut pas. En leur faveur, je refuse de dépenser les forces qui me peuvent servir à assurer mon bonheur et celui des miens.
HAEL
[André Lorulot]
l’anarchie — N°311 — 23 Mars 1911