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« Défendre la Terre » : les débats sur l’écologie radicale aux États-Unis
envoyé le 20/09/22 Mots-clés  écologie   amérique du nord  

« Défendre la Terre » : les débats sur l’écologie radicale aux États-Unis

José Ardillo

(Ekintza Zuzena, n° 37, 2010)

Les États-Unis sont le berceau de ce qu’on a pu appeler la « conscience écologique ». Depuis les fameux naturalistes Thoreau et Perkins Marsh au XIXe siècle, en passant par les politiques nationales de protection de forêts et de terres sauvages, jusqu’aux mouvements civils en réaction à la dégradation et à la pollution de l’environnement physique dans les années 1960 et 1970, la société nord-américaine a vu naître en son sein divers courants, luttes et débats autour de la question de l’écologie, qui ont servi de source d’inspiration au reste du monde. Les raisons qui expliquent que c’est aux États-Unis, plus qu’ailleurs, que se sont développées différentes écoles de la pensée écologique ne se limitent pas au seul fait que ce soit un pays qui a été à la pointe de l’urbanisation débridée et de l’industrialisation. Il convient de prendre aussi en considération qu’en Amérique du Nord une civilisation hautement technicienne cohabite avec des espaces sauvages vraiment immenses. À la différence de la vieille Europe, où la plupart des paysages gardent l’empreinte de l’agriculture et de l’industrialisation, et où la densité de population est importante, la richesse naturelle et sauvage de l’Amérique du Nord peut encore offrir à ses habitants le spectacle de grands espaces inhabités, à l’écart des perturbations de la civilisation moderne. Ce même état de fait a permis qu’un pays comme l’Australie ait vu les débats sur l’écologie conditionnés par la valeur attribuée au monde naturel dans sa dimension sauvage.

Dans les années 1960 émergea aux États-Unis une mentalité collective diffuse qui promouvait le retour à ce qui est naturel, aux valeurs spirituelles, au communautarisme, en opposition à une société technologisée. On y retrouvait les traits les plus caractéristiques de ce qu’on appelle la « contre-culture ». Évidemment, dans l’ensemble, ce mouvement engendra seulement des attitudes inconséquentes et fut rapidement banalisé et ridiculisé par la société de consommation. La « nation de Woodstock » n’était pas autre chose qu’un agglomérat de particules élémentaires s’agitant, désolées ou ingénument euphoriques, parmi les tas de détritus du monde industriel. Comme l’écrivait à juste titre Lewis Mumford dans Le Mythe de la machine (1970) à propos du célèbre festival musical de l’année 1969 : « Avec sa mobilisation massive d’automobiles privées et d’autocars, son engorgement de la circulation pour y accéder, sa pollution de l’environnement sur une large échelle, le festival de Woodstock reflétait et même caricaturait grossièrement les pires traits du système que maints jeunes rebelles font profession de rejeter sinon de détruire. » Le film Taking Woodstock [1], qui traite de la face cachée de l’organisation du festival, se conclut en ce sens sur une scène très parlante : le souriant patron-hippie Mike Lang, montant un cheval blanc, parmi des tonnes de poubelles éparpillées par les festivaliers sur les prés verts loués pour l’occasion.

Ceci étant, il faut éviter l’écueil consistant à assimiler l’esprit de la contre-culture à ce qui se présente en elle comme un mouvement de masse aveugle, ou encore à son hédonisme facile et sa médiocrité politique. En marge de tout cela, des personnes étaient habitées d’un véritable désir de s’opposer à la technocratie et à ladite « société du bien-être ». Ce refus était accompagné d’une méfiance non seulement envers la société capitaliste, mais aussi envers les systèmes de pensée prétendument émancipateurs hérités du marxisme dogmatique et du socialisme réformiste [2].

Théodore Roszak, un des chroniqueurs les plus connus de cet épisode, auteur du célèbre Vers une contre-culture, ouvrage qui n’hésite d’ailleurs pas à se montrer parfois critique envers le mouvement, a cherché à rendre compte de la multitude de questionnements et de réponses ayant cohabité pendant les années 1960 et 1970 aux États-Unis. L’Homme-planète, paru en 1978 [3], est ainsi pour Roszak l’occasion de redéfinir les traits de ce que serait une philosophie politique fondée sur une certaine recherche personnelle propre, inspirée de la contre-culture, et unie à une écologie qui reconnaîtrait et élargirait le cadre de référence de l’humain à l’échelle de la planète. Pour l’auteur, la pratique de l’introspection individuelle apparue dans les années 1960 est un phénomène à prendre en considération, car il exprime la nécessité d’orienter l’existence humaine vers une harmonie avec une vie collective qui pourrait être beaucoup plus riche que ce que la société moderne, sous toutes ses formes, ne le laisse supposer. La proposition de Roszak peut renvoyer à l’écologie sociale de Murray Bookchin, et Roszak lui-même se plaçait dans la lignée de penseurs anarchistes tels que Tolstoï, Kropotkine, Landauer ou Paul Goodman, ainsi que des penseurs personnalistes français. Pour Roszak, la tradition contre-culturelle était importante dans la mesure où pouvait surgir de ce terreau une philosophie réunissant la liberté irréductible de l’individu – qu’il préfère nommer « personne » – et la défense de la Terre.

Dans l’Espagne de la toute fin du franquisme et de la « transition » démocratique, par exemple, la vague contre-culturelle, avec ses contradictions et ses insuffisances, fit naître tout un courant qui comprenait justement des valeurs de liberté humaine ou de défense de la nature et s’opposait tout autant à la technocratie qu’à la politique officielle. Mais ce qui compte surtout, c’est que ces valeurs rendaient possible l’expression d’une sensibilité restant en marge de l’opposition monopolisée par la social-démocratie et les sectes communistes de l’époque.

Pour revenir aux États-Unis et aux années 1980, notons que le mouvement écologique s’était alors déjà fragmenté en de multiples écoles et courants. Face aux lobbies de l’environnement comme le Sierra Club, qui exerçait une politique réformiste à l’intérieur des institutions, surgirent des voix et des groupes qui réclamaient une écologie qui élargisse ses horizons d’action et de réflexion, et qui prétende à la réalisation d’une alternative réelle face à la société de la destruction. À la fin des années 1980, deux mouvements entrèrent en opposition : l’écologie sociale et la deep ecology (écologie profonde). Les points les plus intéressants du débat sont présentés dans le livre Defending Earth (1991) [4], qui retranscrit le dialogue public qui eut lieu entre Murray Bookchin et Dave Foreman, ce dernier étant le chef de file du mouvement Earth first !

Murray Bookchin (1921-2006) est un auteur assez connu de ce côté-ci de l’Atlantique, certaines de ses œuvres ayant notamment été traduites en français [5]. Son mérite est d’avoir été l’un des premiers aux États-Unis à alerter sur les effets nocifs de la société industrielle. Son article « The Problems of Chemicals in Food » date de 1952, et fut publié dans la revue Contemporary Issues. En 1962, paraissent simultanément Printemps silencieux de Rachel Carson et Notre Environnement synthétique de Bookchin [6]. L’ouvrage de Bookchin connaît un retentissement bien moindre que celui de Rachel Carson, mais n’en constitue pas moins un inventaire terrifiant des phénomènes toxiques et polluants ayant envahi la vie quotidienne de la société moderne. Bookchin y exprime son credo très clairement : « La réconciliation de l’être humain avec le monde naturel n’est déjà plus simplement souhaitable ; elle est devenue une nécessité. » L’auteur est alarmé par les dégâts dus à l’agriculture moderne, par la concentration urbaine excessive, ainsi que par l’augmentation en flèche de la pollution chimique et radioactive de l’environnement. Il laisse toutefois transparaître dans les dernières pages du livre sa confiance dans les possibilités du progrès technique, chose que l’on retrouve tout au long de son oeuvre.

Si Bookchin en était resté là, il n’aurait certainement pas atteint la reconnaissance au sein des milieux radicaux. Sa seconde contribution de taille réside dans le fait d’avoir réuni de façon explicite question écologique et philosophie anarchiste. Après la publication, au milieu des années 1960, d’articles tels que « Écologie et pensée révolutionnaire » ou « Vers une technologie libératrice », Bookchin devint une référence pour tous ceux qui cherchaient à conjuguer l’écologie avec un programme de transformation radicale de la société. Ses articles datant des années 1960 furent réunis dans Post-Scarcity Anarchism (dont le titre a été rendu en français par Au-delà de la rareté. L’anarchisme dans une société d’abondance). Dans les années 1970, il fonde l’Institut d’écologie sociale dans le Vermont et en 1981, il publie son oeuvre majeure : L’Écologie de la liberté, dans laquelle il pointe du doigt le lien entre domination humaine et domination de la nature, et propose, pour en finir avec ces deux phénomènes, l’instauration d’une société sans hiérarchie.

La contribution de Bookchin au débat est importante par bien des aspects, et cet auteur a le mérite d’avoir ouvert à la politique radicale une piste de réflexion vraiment nécessaire [7]. Les contradictions au sein de son œuvre sont néanmoins importantes. La plus évidente est d’avoir assujetti son projet d’émancipation sociale à l’existence d’une abondance matérielle obtenue par le biais d’une technologie complexe et supposément écologique. À la fin des années 1960, dans son article « Vers une technologie libératrice », il en arrive même à faire appel à des « réactions thermonucléaires contrôlées » comme source possible d’énergie. À partir de cette époque, sa pensée a sans doute évolué, mais il n’a jamais réussi à dépasser un certain progressisme hypertechnologique. Tout aussi problématique est son adhésion à ce qu’il considérait comme l’héritage de l’humanisme des Lumières et du rationalisme, comme si le XVIIIe siècle se réduisait au meilleur des écrits de Diderot. Sous le prétexte de critiquer et de s’opposer, parfois à raison, à certains courants pseudo-mystiques ou irrationalistes, il se retranchait dans des positions intolérantes face à tout ce qui venait d’autres écoles de pensée comme le taoïsme ou les différents courants dits « primitifs ». Par ailleurs, ses façons de débattre n’étaient pas toujours des plus appropriées ni des plus respectueuses. Quand on lit quelques-uns de ses articles polémiques, on a l’impression qu’à ses yeux, tout courant de pensée appartenant à l’écologie radicale, sans correspondre pour autant à l’écologie sociale qu’il défendait, était voué à devenir, d’une façon ou d’une autre, de l’écofascisme.

À partir des années 1980, l’écologie sociale eut à « affronter » un autre courant radical : la deep ecology et son bras armé, le groupe Earth first ! Cette assertion est toutefois un peu schématique, car Earth first ! ne se présentait pas, en principe, comme une organisation inspirée par les idées de l’écologie profonde ; mais il se créa peu à peu une convergence entre une vision nouvelle de l’écologie et un nouvel activisme axé sur la défense inconditionnelle des espaces naturels. On doit en fait le terme de deep ecology, apparu dans les années 1970, au philosophe norvégien Arne Naess [8]. Aux États-Unis, les intellectuels George Sessions et Bill Devall donnèrent un contenu à ce terme en publiant, en 1985, Deep Ecology. Living as if Nature Mattered, qui devint vite un livre de référence.

Sessions et Devall constituèrent un corpus d’idées de base pour le nouveau mouvement d’écologie radicale. Dans ses grandes lignes, leur philosophie se résume à un triple rejet : rejet de l’écologie qui se conçoit comme un simple environnementalisme, rejet de l’écologie réformiste qui ne cherche qu’à défendre les populations contre les pires effets de l’industrialisme et, enfin, rejet de la vision instrumentalisée et manipulatrice de la nature. Ceci allait donc au-delà d’une simple défense de la nature, sachant que ce terme englobe de nombreuses formes de nature domestiquée ou modifiée. Sessions et Devall s’attachaient avant tout à la défense de la nature sauvage comme valeur fondamentale. Mais alors, quelle place pour l’humanité dans la nature ? Pour la deep ecology, il s’agissait avant tout de dénoncer la vision « anthropocentrique » ou « anthropocentriste » de la culture humaine. Là où l’homme avait été mis au centre, il était nécessaire de le remplacer par la vie et la nature sauvages — le fait même de conserver un « centre » pouvant être remis en question. Pour Devall et Sessions, la deep ecology était une invitation à la danse de la terre, à « penser comme la montagne, à fusionner avec le tout qu’est le monde naturel ». Évidemment, ils promouvaient un mode de vie plus simple, une société décentralisée formée de petites communautés, dans un esprit de tolérance, de respect et d’entraide. Devall et Sessions rassemblent dans leur livre toute la tradition de pensée allant du bouddhisme zen et de la sagesse traditionnelle des peuples indigènes, jusqu’au naturalisme de Thoreau, Whitman et Muir, aux philosophies de Santayana et Heidegger, à « l’éthique de la terre » d’Aldo Léopold, à la poésie de Gary Snyder, etc. Mais ils se réfèrent aussi bien à une certaine tradition anarchiste et s’appuient sur Kropotkine, les sociétés sans État de Clastres ou l’oeuvre de Murray Bookchin.

La deep ecology agrège ainsi des idées jusqu’à en faire un enchevêtrement explosif, accueilli par une génération héritière de la contre-culture, et qui avait donc été préparée à toutes ces visions et traditions remettant en question l’héritage du scientisme et du rationalisme occidental — une génération qui, d’une certaine façon, redécouvrait la nature sauvage et les cultures indigènes, préférant la vie « primitive » à la vie « civilisée ».

Dans le même temps, au début des années 1980, Dave Foreman et quelques compagnons dégoûtés de l’écologie réformiste formèrent le groupe Earth First !, en défense active des espaces naturels. Foreman était influencé par les romans d’Edward Abbey tels que Le Gang de la clef à molette (1975), qui raconte avec nonchalance les aventures d’une bande d’écologistes saboteurs dans les déserts de l’Utah et de l’Arizona, ou Désert solitaire (1968), dans lequel l’auteur fait part de ses propres expériences dans le désert. Abbey s’était fait une ignoble réputation d’écrivain polémiste, souvent accusé de soutenir des opinions racistes, xénophobes et misanthropes. Il fut évidemment présent lors de la première action du groupe Earth First ! en 1981, quand ils accrochèrent une fissure en trompe-l’oeil sur le barrage de Glen Canyon en Arizona. C’est ainsi qu’Earth First ! (EF !) se fit connaître, et à partir de là, tout au long des années 1980, cette organisation gagna des centaines et même des milliers de militants et de sympathisants, popularisant de nombreux actes de sabotage contre des entreprises d’exploitation forestière. Ces actes, qui évitaient sagement la violence envers les personnes, étaient inspirés par une irréprochable foi dans la nécessité de protéger les étendues de nature sauvage. Ces activistes faisaient preuve d’un courage considérable, bloquant des voies d’accès, sabotant des bulldozers, restant plusieurs jours dans des arbres centenaires, etc. Les activistes d’EF ! subirent bien évidemment les violences policières, et certains finirent en prison.

Néanmoins, et mis à part cette trajectoire digne d’admiration, la philosophie politique promue par l’organisation, et qui se reflétait dans le choix même de son nom, fut sujette à controverses.

Il est vrai que certains des principaux leaders d’EF ! tels que Dave Forman lui-même, s’étaient laissé emporter par leur désir de défendre la nature sauvage, et en étaient arrivés aux extrémités d’une philosophie antihumaine assez effrayante. Complices sans le savoir du néomalthusianisme bourgeois [*], certains théoriciens d’EF ! avaient identifié comme seule origine du mal l’expansion de l’espèce humaine sur Terre, ne faisant aucune distinction au sein de la complexité sociale et politique, et représentant ainsi l’humanité dans son ensemble comme un phénomène nocif pour la biosphère. Ce malthusianisme sui generis, associé à l’obsession d’opposer nature sauvage et civilisation sans chercher à aller plus loin, amena certains théoriciens ou sympathisants intellectuels d’EF ! à défendre des positions extrémistes, comme dans l’article signé « Miss Ann Thropy » (pseudonyme de Christopher Manes), paru en 1987 dans le journal d’EF !, et avançant l’idée que le sida pourrait être une solution au problème démographique. Ou bien encore avec une déclaration de Foreman à propos de la famine en Éthiopie, laissant entendre qu’il valait mieux laisser la nature rétablir un équilibre, et déconseillant donc l’envoi d’aide alimentaire.

Ce genre d’opinions était pour les têtes pensantes d’EF ! l’expression d’une rupture vis-à-vis du discours humaniste hypocrite émanant tant de la gauche que de la droite, discours bien-pensant mettant au centre de tout les nécessités d’une humanité omniprésente et universelle, tout en méprisant complètement les nécessités de la biosphère — ceci aboutissant forcément à un désastre, puisque l’humanisme hypocrite est assez stupide pour ignorer le principe que Roszak formulait en ces termes : « Les besoins de la Terre sont les besoins de la personne. »

Mais la compréhension de ce principe ne justifiait pas, de toute façon, les postures brutales et insensées de certains théoriciens d’EF !, non seulement parce qu’ils prenaient parti de façon infantile pour la nature sauvage contre l’humanité, mais aussi parce que, ce faisant, ils occultaient le problème social dans son ensemble, ignorant les luttes politiques et rassemblant leurs arguments en un naturalisme fourre-tout plutôt douteux. Les personnes qui les critiquaient leur reprochaient l’indécente commodité de l’argument selon lequel une famine dans un pays tel que l’Éthiopie était un effet de la nature, faisant mine d’ignorer qu’elle était tout sauf naturelle.

Un des critiques les plus avisés de la deep ecology, David Watson, qui faisait partie depuis de nombreuses années de l’équipe de rédaction de la revue Fifth Estate, publia à la fin des années 1980 une brochure intitulée How Deep is Deep Ecology ?, dont la conclusion était la suivante :

« La deep ecology aime tout ce qui est sauvage et libre, j’ai pour cela des affinités avec ces écologistes-là, et ceci a rendu l’écriture de cet essai difficile. J’ai rédigé cette critique détaillée parce que je trouve inquiétant et déprimant qu’un mouvement aussi courageux et pleinement impliqué dans l’action directe pour défendre la Terre puisse simultanément soutenir une politique inhumaine et réactionnaire, et une posture survivaliste. Les écologistes de la deep ecology, particulièrement ceux d’EF !, doivent reconnaître la place centrale qu’occupe la technologie dans la destruction de la Terre. Mais s’ils persistent à rester aveugles aux relations qu’entretiennent le capital et l’État avec la pyramide du travail mégatechnique et planétaire qui détruit la nature, ils resteront embourbés dans un survivalisme guerrier et élitiste qui ne mènera à rien. »

Une des critiques les plus pertinentes de Watson prend pour cible le cynisme de Foreman à l’égard de l’Amérique centrale et du flux migratoire massif d’Hispano-américains vers les États-Unis. Foreman et d’autres membres d’EF ! voyaient avec inquiétude le problème de l’immigration, considérant son impact certain sur la densité démographique et sur la fameuse « capacité de charge » des territoires. Mais leur analyse en restait à la simple constatation du fait, rendant coupable le phénomène migratoire lui-même, sans chercher à comprendre la place de la politique des États-Unis dans la destruction et la déstabilisation de pays tels que le Guatemala et le Salvador. Watson leur reproche l’absence douteuse d’articles sur les interventions des États-Unis en Amérique centrale pendant la dure présidence de Reagan. Le manque d’une véritable analyse politique dans les publications d’EF ! faisait de l’organisation la complice naturaliste de l’impérialisme nord-américain, ce que Watson et Bookchin dénoncèrent sans cesse.

À l’été 1987, l’affrontement entre l’écologie sociale de Bookchin et la deep ecology était devenu manifeste. À la conférence des Verts d’Amherst (Massachusetts), Bookchin distribua un texte intitulé « Social Ecology versus “Deep Ecology” : a Challenge for the Ecology Movement », publié ultérieurement dans Green Perspectives. Il y met l’accent sur l’aspect profondément antihumaniste et misanthrope de la deep ecology, allant jusqu’à parler d’éco-brutalisme et ridiculisant Dave Foreman et les théoriciens d’EF ! Lançant de graves accusations à caractère politique, il associe en particulier de façon récurrente la philosophie de la deep ecology au nazisme et à l’extermination menée par le IIIe Reich. Bien que partant d’arguments raisonnables, Bookchin péchait par excès.

Les réponses ne tardèrent évidemment pas à se faire entendre. Le point culminant auquel aboutirent les discussions qui suivirent fut l’organisation à l’hiver 1989, à New York, d’une rencontre publique en face à face, devant un public alerté par la tournure très dure qu’avait prise la polémique. Le débat fut organisé par la société Learning Alliance, et ses partisans se montrèrent satisfaits de l’effort de conciliation dont firent preuve aussi bien Bookchin que Foreman. Le débat fut utile pour rapprocher des positions, arrondir des affirmations extrêmes et opérer un exercice de réflexion commune. Foreman exprima un mea culpa, se rétracta de ses affirmations les plus choquantes, et reconnut ouvertement la fonction occupée par l’État et les grandes entreprises dans la destruction de la planète, admettant la nécessité d’articuler le conservationnisme à une certaine forme d’écologie sociale. Bookchin, de son côté, reconnut l’excès dont il avait fait preuve dans ses propos, et affirma à son tour l’amour qu’il portait à la nature sauvage, rendant hommage à la tâche admirable effectuée par EF ! Les propos abrupts et l’offense laissèrent place à la compréhension et au respect mutuel.

De beaux gestes et de belles paroles, sans doute. Mais bien que nécessaires, ils ne furent pas suffisants pour atteindre une réelle fusion entre les deux courants, un changement d’orientation en direction d’un mouvement capable d’intégrer efficacement les deux lignes.

À cette époque, EF ! lança une pétition pour créer des réserves naturelles nommées Wilderness Preserve System, incluant pas moins de 280 millions d’hectares préservés de tout type d’intervention humaine, une initiative portée par une idée subversive autant que judicieuse. Le projet typiquement bookchinien d’en arriver à un municipalisme libertaire, de décentraliser la société, de créer des communautés où soit possible un lien social sans hiérarchie, dans une relation plus harmonieuse avec la nature, pouvait également être une idée phare. Mais il manquait entre les deux quelque chose que l’on peine à définir.

Le primitivisme des théoriciens d’EF ! induit une simplification des problèmes, omettant de prendre en considération les relations sociales et culturelles entre humanité et nature sauvage ; quand ils parlent de la restauration d’une nature sauvage, il est difficile de comprendre quelle place occupera alors la culture humaine, en dehors des modèles préhistoriques dont ces théoriciens auraient du mal à assumer toutes les conséquences. Ce que nous disons ici, plus qu’une critique, est surtout l’expression d’un doute. De même, les propositions d’un penseur comme Bookchin restent centrées sur un municipalisme libertaire et des éco-communautés qui, bien qu’étant des possibles acceptables, sont loin de fournir un panel suffisamment large de façons de vivre en commun sur Terre, ni de formes de relations satisfaisantes entre l’humanité et la nature.

Il semble que ces deux écoles de pensée pèchent par excès, en tentant de définir trop tôt ce que le monde et l’humanité doivent être, sans se rendre compte que certains problèmes ne pourront être clairement abordés avant que des avancées, pour l’instant lointaines, n’aient eu lieu. Jusque-là, il serait sans doute préférable d’adopter une sorte d’agnosticisme quant à ces questions. Le travail consistant à savoir ce que nous devons aujourd’hui refuser demande déjà un effort considérable. La simple négation de la société industrielle et de son ambition totalitaire peut déjà être un point de départ pour rassembler des sensibilités.

Le débat de 1989 marqua le point culminant de quelque chose qui n’eut que peu de suite. Une des plus intéressantes contributions que l’on puisse identifier rétrospectivement nous vient de David Watson, auteur en 1996 de Beyond Bookchin [9], une étude dédiée à l’auteur qui propose une piste possible quant à une approche réunissant l’écologie sociale et d’autres courants proches de la deep ecology. Du point de vue de l’action directe, on peut saluer l’action du Earth Liberation Front (Front de libération de la Terre) et d’autres groupes du même type, chez lesquels la défense de la nature repose sur une attaque consciente et admirable contre la société du capital, de l’État et de l’industrialisme. L’emprisonnement de l’activiste Marie Mason, condamnée en 2009 à 22 ans de prison pour destruction de propriété privée, constitue un des faits marquants ayant récemment mis en lumière l’action de ces groupes.

Note bibliographique sur les ouvrages en langue anglaise

Pour avoir une vision générale des courants écologiques de cette époque, on peut se référer à Environmentalism an Political Theory. Toward an Ecocentric Approach (1992) de Robyn Eckersley. Cet ouvrage a le mérite d’être exhaustif, mais sa lecture peut paraître lourde étant donné son style très académique.

À propos de la fondation et de l’évolution d’Earth First ! dans les années 1980, le fameux Green Rage. Radical environmentalism and the unmaking of civilization (1990) de Christopher Manes apporte une information détaillée tout en étant de lecture agréable. Mais ayant été rédigé par un membre d’EF !, il ne rend compte que des côtés positifs de l’organisation, et ne laisse pratiquement pas de place à la critique.

Concernant Bookchin, en plus de l’ouvrage déjà cité de Watson (le plus intéressant sur la question), il existe deux autres livres : l’élogieux Renewing the Earth. A celebration oft the Work of Murray Bookchin (1990) de John P. Clark, et Social Ecology after Bookchin (1998), édité
par Andrew Light, réunissant de nombreux articles très critiques envers Bookchin. Parmi les auteurs se trouve John P. Clark, pourtant allié de Bookchin, et de qui on peut lire The Anarchist Moment (1984), dans lequel il analyse aussi l’oeuvre de Bookchin et divers aspects de la philosophie anarchiste et de la critique écologique.

Le texte de Bookchin intitulé Social Anarchism or Lifestyle Anarchism (1995) est par ailleurs loin d’être dénué d’intérêt. Il rassemble toutes les critiques qu’il adresse aux anarchistes anti-industriels, adeptes de Zerzan, partisans des TAZ (zones autonomes temporaires), etc., tous suspects d’être des cryptofascistes et nihilistes, évidemment. [**]

José Ardillo

NOTES

1. Réalisé par Ang Lee en 2009, et sorti en France sous le titre Hôtel Woodstock.

2. Il y a peu, Miguel Amorós a rendu justice à la contre-culture dans son livre Les Situationnistes et l’anarchie, Encyclopédie des Nuisances, 2012.

3. Theodore Roszak, L’Homme-planète. La désintégration créative de la société industrielle, trad. Raymond Albeck, Paris, Stock, 1980.

4. Traduit en français sous le titre Quelle écologie radicale ? Écologie sociale et écologie profonde en débat, par Murray Bookchin et Dave Foreman, trad. juliette Michelet, Lyon, Atelier de création libertaire/Silence, 1994.

5. Pour une société écologique, trad. Helen Arnold et Daniel Blanchard, Paris, Christian Bourgois, 1976 ; Pour un municipalisme libertaire, Lyon, Atelier de création libertaire, 2003 ; Une société à refaire. Vers une écologie de la liberté, trad. Catherine Barret, Montréal, Écosociété, 2011 ; Qu’est-ce que l’écologie sociale ?, trad. Bernard Weigel, Lyon, Atelier de création libertaire, 2012 ; Au-delà de la rareté. L’anarchisme dans une société d’abondance, trad. Helen Arnold, Daniel Blanchard, Vincent Gerber et al., Montréal, Ecosociété, 2016.

6. Rachel Carson, Printemps silencieux, trad. Jean-François Gravrand et Baptiste Lanaspeze, Marseille, Wildproject, 2009, et Murray Bookchin, Notre Environnement synthétique. La naissance de l’écologie politique, trad. Denis Bayon, Lyon, Atelier de création libertaire, 2017.

7. Concernant la critique de son idée d’« abondance », nous renvoyons le lecteur à l’article « Un anarchisme de l’abondance ? » de José Ardillo.

8. L’article dans lequel il utilise ce terme pour la première fois a été traduit en français dans le recueil édité par Hicham-Stéphane Afeissa, Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, Vrin, 2007. D’Arne Naess, on peut également lire en français Vers l’écologie profonde (coécrit avec David Rothenberg), trad. Dominique Bellec, Marseille, Wildproject, 2009, et Écologie, communauté et style de vie, trad. Charles Ruelle, Paris, Dehors, 2013.

[*]. José Ardillo oppose ici néomalthusianisme bourgeois et néomalthusianisme révolutionnaire ou anarchiste. Lire à ce sujet son article « Malthus et les libertaires » ainsi que sa réponse à Philippe Pelletier « “Le mythe de la finitude terrestre” : Réponse à Philippe Pelletier » [Disponibles en ligne - Ndt]

9. Beyond Bookchin : Preface for a Future Social Ecology, Black & Red/Autonomedia, 1996.

[**]. On pourra également lire les critiques de Bob Black, dont entre autres Anarchy after leftism (1997), « OK Bookchin » de No Wing (2019) et « Un anarchisme de l’abondance ? » de José Ardillo (2012) [Disponibles en ligne - Ndt]


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