Sue Coe commence à dessiner, mais quand elle jette à nouveau un coup d’oeil dans la boite, elle remarque que le poids de la vache a fait sortir du lait de ses pis. Tandis que le lait s’écoule doucement vers les drains, il se mêle au sang, et ils disparaissent ensemble à travers les grilles. Une des pattes blessées de la vache sort au bas de l’enclos métallique. « J’avais envie de pleurer pour cet animal, mais j’ai écarté toute empathie de mon esprit, comme le font les ouvriers. »
Plus tard, elle dit à Martha que les vaches lui semblent bien jeunes pour être abattues, pas même traites. Martha explique qu’à cette époque le prix du lait s’effondre et que les fermiers ne peuvent pas se permettre de garder leurs vaches. Ils les mettent donc sur le marché.
Quand les ouvriers reviennent de leur déjeuner, ils remettent leurs tabliers jaunes et retournent à leurs tâches. Seuls deux hommes travaillent dans la salle d’abattage. « Danny se charge de trancher les gorges, de décapiter les bêtes et de laver les têtes, puis il coupe les sabots avant et fait entrer une autre vache. » L’autre homme, à sept mètres de là sur une plateforme, retire la peau avec une scie électrique. Quand il a terminé, le convoyeur entraine la vache vers une autre zone.
Sue Coe voit entrer un homme qu’elle n’avait pas encore remarqué. Il donne trois ou quatre coups de pied violents à la vache blessée pour tenter de la faire se lever, mais elle ne peut pas. Danny se penche dans la boîte métallique et tente de l’assommer de son pistolet pneumatique, qui enfoncera une balle de douze centimètres dans son cerveau. Quand il pense avoir un bon angle de visée, il tire et « il y a un violent claquement exactement comme celui d’un pistolet normal ».
Danny appuie sur un bouton et la paroi métallique de l’enclos se soulève, découvrant la vache gisant là. Il s’en approche, attache une chaîne à l’une de ses pattes arrière et la soulève. Elle lutte, ses pattes s’agitent tandis qu’elle s’élève, la tête en bas. Sue Coe remarque que certaines vaches sont totalement assommées et d’autres pas du tout. « Elles se débattent comme des folles pendant que Danny leur tranche la gorge exécutant son oeuvre, Danny parle à celles qui ne sont pas assommées : "Allez, ma fille, sois gentille !" » Sue regarde le sang gicler « comme si tous les êtres vivants étaient des récipients mous qui n’attendaient que d’être percés ». Danny s’approche de la porte et fait avancer la prochaine vache d’un coup de bâton électrique. Il y a beaucoup de résistance et de coups de sabots, car les vaches sont terrifiées. Tandis qu’il les force à entrer dans l’enclos où elles sont assommées, Danny répète d’une voix chantante : « Allez, ma fille ! »
Dans les petits abattoirs, les ouvriers comme Danny font plusieurs choses, contrairement aux grands abattoirs où le travail est divisé en tâches répétitives hautement spécialisées. Dès que Danny a assommé une vache au pistolet à compression, il lui tranche la gorge. Puis, quand le sang cesse de jaillir et se contente de couler, il coupe les sabots des pattes avant, dégage la tête de sa peau et la coupe. Il emporte la tête au-dessus d’une cuve et l’accroche pour la rincer au jet. Puis il retourne vers la carcasse décapitée et la pousse pour qu’elle laisse la place à la suivante. « La suivante a tout vu, écrit Sue Coe. Puis vient son tour. »
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« La Shoah ne cesse de me revenir a l’esprit, ce qui m’ennuie furieusement », écrit Sue dans son livre. Quand elle voit des réfécence à la Shoah dans des magazines sur les droits des animaux, elle dit qu’elle se demande si « c’est une mesure étalon réconfortante en fonction de laquelle évaluer toutes les horreurs ».
Mon indignation est exacerbée par le fait que les souffrances dont je suis témoin ne peuvent exister hors de leur contexte, elles tombent, hiérarchiquement, dans la catégorie « soufrance d’un animal inférieur ».
Dans la culture américaine faite pour la téléréalité, le seul génocide digne de ce nom appartient à l’histoire. C’est rassurant, puisque c’est du passé. Vingt millions d’êtres humains assassinés méritent d’être plus qu’un événement de référence. Cela m’irrite de ne pas avoir davantage de moyens pour communiquer et d’en être réduite à bredouiller : « C’est comme la Shoah ».
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Charles Patterson - Un Éternel Treblinka - 2002 - Extraits