Marxisme chientifique

Qui n’a dit et répété, après beaucoup d’autres, que :

Plus on va, plus la richesse se condense en quelques mains crochues, de telle sorte que, si le petit train-train de concentration n’a pas d’arrêt, en quelques dizaines d’années la société bourgeoise ne sera composée que d’une pelletée de capitalos géants, avec, tout autour, la marmaille populaire crevant la famine.

A ce moment, y aura plus d’intermédiaires à la clé ! la petite bourgeoisie sera morte.

De sorte que, si le fameux Caligula revenait sur terre et qu’au lieu de vouloir couper la tête à l’humanité, l’envie lui vienne de couper celle du Capitalisme, — sa besogne serait bougrement simplifiée.

Eh bien, ceux qui ont dit et répété cela doivent en faire leur mea-culpa : ce n’est pas une vérité, mais une simple balourdise guesdiste, mise en circulation par Karl Marx, le Dieu de la religion Socialarde, dont Basile Guesde est le Mahomet.

Depuis quarante ans on rengaine cette couillonnade, — on l’accepte pour argent comptant !

Les uns et les autres : socialos et anarchos, nous avons coupé dans le pont.

Que ceci nous soit une leçon de modestie et nous apprenne qu’il est au moins maladroit de traiter de crétins endurcis et ressemelés des types qui pensent différemment que nous.

Nous sommes tous sujets à l’erreur ! Notre caboche est tellement embistrouillée de préjugés que c’est un aria du diable pour y faire germer le bon grain, — les bourdes y fructifient avec rudement plus de facilité.

Karl Marx en est un riche exemple : avec son bouquin sur « le Capital » il nous a servi un tas de couleuvres, que nous avons avalé kif-kif des pillules : tant que l’expérience n’est pas venue prouver que les ragougnasses du birbe sont inexactes, on l’a cru sur parole. On coupait d’autant plus facilement dans le pont que tous les bons hommes qui se sont fait les vulgarisateurs du marxisme se drapent dans des théories macaroniques et baragouinent au nom de la science : ils se proclament « socialistes scientifiques » long comme le bras !

Leur affirmation est exacte ; ils méritent l’étiquette qu’ils se donnent ; — à condition qu’on prononce à l’auvergnate : ils sont réellement « chientifiques ! »

Un camarade, Tcherkesoff, s’est attelé au dépiotage de leurs hâbleries. Dans les « Temps Nouveaux » de la semaine dernière, chiffres en main, il démontre que la fameuse concentration capitaliste est une calembredaine tour-eifelesque. Il a basé sa démonstration sur l’Angleterre, et il a eu d’autant plus de raison d’agir ainsi que c’est en tatant le pouls de l’Angleterre que Karl Marx prétendait avoir opéré. Tout serait à citer, bornons-nous à quelques chiffres, et ceux que ça intéresse n’auront qu’à s’appuyer les « Temps-Nouveaux » — où les tartines de Tcherkesoff continuent à paraître :

En 1869, il y avait en Angleterre environ 187 mille individus ayant un revenu annuel variant de 3.750 francs à 12.500 balles. — En 1889, le nombre de ces petits bourgeois s’élevait à 333 mille. — En vingt ans, il y a donc eu 72 pour cent d’augmentation.

En 1869, y avait 21,400 birbes ayant de 15,000 à 22.500 francs de revenu. — En 1889, y en avait 28,000. — Ce qui fait 29 pour cent d’augmentation.

En 1869, y avait 14,000 jean-foutre ayant entre 25,000 et 100,000 francs de rentes. — En 1889, y en avait 18,900. — Ça donne 28 pour cent d’augmentation.

En 1869, y avait 2.150 sangsues millionnaires, ayant un revenu annuel de plus de 250 mille fr. — Le nombre de ces grosses charognes était de 2.900 en 1889. — Là encore, y a 28 pour cent d’augmentation !

Ainsi, ces derniers vingt ans, la petite bourgeoisie s’est accrue des deux tiers, tandis que les gros capitalistes, n’augmentaient même pas dans la proportion d’un tiers.

C’est une giroflée à trente-six feuilles foutue sur la hure en papier mâché du sociaiisme aussi bafouilleur qu’autoritaire.

Que va répondre aux chiffres de Tcherkesoff, l’Homme-Calcul, le Mahomet de Roubaix, le caméléon barbu, de son vrai nom Basile — et qui se fait appeler Guesde aujourd’hui et hier Bouygard ?

Il est probable qu’il taira sa gueule... Tant pis, nom de dieu ! Nous perdons un spectacle galbeux : C’eut été bougrement rigolboche de voir ce bouffe-galette s’empêtrer dans les méandres du macaroni littéraire qu’il déviderait.

— o—

Cette fois c’est acquis pour de bon : les grandes théories de Karl Marx sont irrémédiablement convaincues de fumisterie.

Déjà, sa « loi des salaires » a encaissé pas mal de bochons ;

Voici maintenant que son grand cheval de bataille, « la conciliation capitaliste » s’en va rejoindre aux vieilles lunes le mystère de la Trinité et l’enceintement mirifique de la Vierge Marie, grâce à l’opération d’un pigeon... qui était peut-être un lapin...

Marx s’était fourré jusqu’au nombril le doigt dans le croupion, en prétendant que les gros capitalistes mangeraient les petits, — et en ajoutant que ça s’opérerait avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature.

Pauvre radoteur ! Tandis que ce couillon-là alignait ses chiffres, pondait ses phrases amphigouriques, la société capitaliste allait son petit bonhomme de chemin, si bien que, ainsi que l’a démontré Tcherkesoff, loin d’aller en diminuant, le nombre d’exploiteurs du populo a triplé depuis 1840.

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Donc, tandis qu’on foutait au rancard les socialistes pur sang, sains d’esprit, Proudhon, Fourier et une chiée d’autres, on nous ingurgitait la bouillie marxiste.

Imaginez-vous que demain on nous nourrisse d’étoupes, entrelardées de tiges de bottes et arrosées de jus de fumier.

Ça nous ferait un sale estomac !

De même, les balourdises guesdistes nous ont fait un sale cerveau.

Comment s’épater que le populo soit tout désorienté et mal équilibré, — nous naviguons sans boussole !

Aussi ne savons-nous plus de quel côté se lève le soleil révolutionnaire !

Une génération à qui on a seriné qu’elle n’a pas à avoir de l’énergie et de l’initiative, qu’elle n’a qu’à se rouler les pouces et à regarder couler les événements : car la concentration capitaliste prépare la liquidation sociale, aussi fatalement que l’eau des rivières coule à la mer... Une telle génération ne peut avoir du poil au ventre !

Les bons bougres, saoulés par l’opium marxiste, se sont endormis sur le rôti. On leur a dit que la révolution s’amenait toute seule, fatalement, — et ils l’ont cru, hélas ! Ils ont vivoté sur cette affirmation, se dispensant d’agir, attendant que se produise le miracle annoncé par Marx : attendant que par l’effet même de sa croissance, la Bourgeoisie fasse la culbute…

Le miracle ne s’est pas manifesté — et ne se manifestera pas !

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Notre malheur est, qu’actuellement, nous sommes saturés de marxisme, pire qu’un syphilitique, de mercure.

Et le marxisme produit ses ravages normaux : l’émasculation !

Tout n’est que fatalisme dans cette théorie :

La sacrée « loi des salaires » nous conduit directement à l’inaction ; à l’en croire le gain d’un prolo ne peut jamais s’élever au-dessus du minimum strictement nécessaire à sa subsistance...

Si on tient cela pour démontré, à quoi bon faire grève ? A quoi bon essayer de rouspéter contre le patron ? Pourquoi se décarcasser et se démancher pour tenir en respect le galeux ? Pourquoi tirer des plans pour lui faire dégorger quelques picaillons ?

Puisque tout cela est inutile et vain, — et, en outre, puisque la fatalité nous mène à la Révolution, à quoi bon ruer dans le brancard ? Le plus pratique n’est-il pas de plier l’échine et de se laisser porter par les événements ?

Voilà l’aboutissement logique du socialisme marxiste : l’anéantissement de l’individu, l’avachissement populaire !

— o—

Tcherkesoff a entrepris une besogne de salubrité : débarasser le terrain social des déjections marxistes.

Il n’y a qu’à l’encourager, nom de dieu !

D’autant plus que si c’est une œuvre bougrement utile, elle est plus fastidieuse qu’éblouissante.

Emile Pouget

La Sociale N°44 – 8-15 mars 1896