Nous vîmes pendant cette guerre des choses effarantes. Des hommes qui avaient consacré toute leur vie à démontrer le rôle néfaste de l’Etat, de tous les Etats ; soutiennent moralement un groupe d’Etats en lutte contre un autre groupe d’Etats. Des ennemis déclarés du militarisme, de tout militarisme ; prétendent aujourd’hui qu’on peut, grâce à une alliance militaire et militariste, briser, anéantir un autre militarisme, et affirment que la destruction de ce dernier amènera la destruction fatale des militarisme triomphateurs !

Des gens qui, avant la guerre, n’avaient pas trop de sarcasmes et d’injures pour la diplomatie et les papiers de chancellerie, étayent aujourd’hui leurs préférences ethniques sur ces documents officiels dont ils dénonçaient jadis le caractère occulte et nocif.

Nous vivons dans un véritable « manoir à l’envers », où les partis sont confondus, les idéals brouillés et abandonnés, les idées confuses et changeantes. De plus, le règne de la Bête, de l’Apocalypse moderne, a provoqué une régression générale, les radicaux sont devenus de parfaits réactionnaires, les socialistes majoritaires défendent un programme radicaillon, encore plus bénin que le programme de Gambetta, et comme leur attitude laisse une place à prendre, révolutionnaires, syndicalistes minoritaires, etc., deviennent socialistes, et formulent une adhésion qu’ils avaient retardée jusqu’ici. La C. G. T., dans sa majorité, s’apprête à se marier avec le P. S. (S. F. I. O.). Bref tout rétrograde, et le confusionnisme règne !

Connaissant depuis longtemps cette régression intellectuelle déterminée par les événements actuels, et le renforcement de l’Autorité qui en résulte, je n’en ai pas moins été profondément étonné en voyant des camarades — qui se disent et se croient anarchistes — profiter du centenaire de Karl Marx pour essayer de réhabiliter dans la mémoire libertaire l’adversaire fielleux et brutal de Proudhon et de Bakounine.

Pourtant, L’Avenir international de juin est consacré en partie à cette tâche. Des camarades sérieux comme André Girard ont pensé qu’il était utile, en pleine guerre, — où le socialisme marxiste a montré ce qu’il valait, ce qu’il était réellement — d’employer une revue libertaire à laver Marx et le marxisme des accusations portées contre l’un et l’autre par la critique anarchiste depuis plus de trente ans.

Je ne suis pas étonné de voir Amédée Dunois s’essayer à nous démontrer que Marx n’a jamais rêvé d’une société « puissamment organisée, centralisée, voire caporalisée », et qu’il n’a jamais été déloyal avec ses adversaires. Même lorsqu’il biographiait Bakounine dans Les Portraits d’Hier, Amédée Dunois a toujours été saturé de marxisme. Dunois est socialiste, c’est son droit, et comme tel il fut jadis rédacteur à l’Humanité, à la Guerre Sociale, etc., il collabore au Populaire. Il est parfaitement logique qu’il défende Marx contre ses détracteurs ; ce qui n’est pas logique, c’est de trouver sa prose dans une revue anarchiste. Non point que je prétende voir fermer nos publications aux œuvres de ceux qui n’ont pas œuvré et pensé selon nos concepts. L’éclectisme réalisé dans la rédaction de La Mêlée, atteste que je réprouve un tel sectarisme. Mais notre éclectisme — je l’ai déjà dit— ne signifie pas poirisme.

Il existe des revues, des journaux socialistes marxistes. La prose d’Amédée Dunois s’y trouverait parfaitement à sa place, à côté de celle de Longuet, lavant son ancêtre des accusations de francophobie et de pangermanisme dont il est abreuvé par la presse nationaliste. Mais cette prose détonne singulièrement dans une revue anarchiste.

Du reste, et la question dépasse de beaucoup ce cas d’espèce, il est facile de constater, en observant d’un peu près, que le mouvement anarchiste, — surtout la tendance communiste à la Kropotkine, — s’est employé à propager et répandre des idées et des tactiques qui ne sont pas nettement, spécifiquement anarchistes. Avant la guerre, un penseur anarchiste de grande valeur, Max Nettlau, le constatait amèrement, dans un article fameux où il regrettait que le communisme anarchiste empruntât « sa clarté aux rayons de l’activité de la masse syndicaliste, alors que sa propre lumière, comme celle d’une étoile qui s’éteint, vacille et pâlit graduellement ! »

Des tribuns fameux à l’éloquence merveilleuse se sont surtout consacrés à la propagande anti-religieuse — qui n’est pas inutile, mais doit être complétée par autre chose — et n’ont fait qu’à de rares — trop rares occasions — réellement œuvre d’éducateurs libertaires. Ainsi l’anarchisme, par la faute de certains de ses propagandistes les plus en vedette, a trop travaillé pour la Loge et la Sociale.

Ceux qui se sont réclamés de cette philosophie ont souvent pratiqué un confusionnisme d’idées regrettable, et c’est pourquoi le mouvement anarchiste n’a pas eu la croissance puissante que l’on pouvait attendre de son juvénile essor, de l’énergie et de l’enthousiasme qui animèrent ses premiers apôtres et ses martyrs.

Philosophie confuse de révolte au début, d’aspirations vagues, explosion naïve de foi révolutionnaire, l’anarchisme pour devenir une éthique, une morale, une activité, avait besoin d’être précisé, il lui fallait une doctrine économique sérieuse et en concordance avec ses principes fondamentaux proclamant à la base la nécessité de l’indépendance individuelle. Ce n’est pas assurément en publiant l’apologie de Karl Marx — l’apologie de l’œuvre et l’apologie de l’homme, (O James Guillaume !), — qu’on contribue à cette œuvre de précision, qu’on peut élaborer un anarchisme logique, et lui insuffler la vitalité qui lui fit défaut dans le passé.

J’avoue ingénument — je suis naïf n’est-ce pas, et Girard va me traiter d’escargot sectaire renfermé dans sa coquille — j’avoue que je ne pouvais pas croire qu’une revue anarchiste puisse s’occuper de Karl Marx et analyser son œuvre autrement que pour la critiquer et pour montrer, textes à la clé, toutes les différences essentielles qui sépare le marxisme des conceptions anarchistes. Mais grâce à l’Avenir International ce spectacle nous est offert. Je vous l’ai dit : « C’est le manoir à l’envers. »

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Les idées anarchistes ont eu un destin étrange. Il semble, je le répète, que certains de leurs défenseurs aient eu à cœur de les obscurcir, de les adultérer tantôt avec du socialisme, tantôt avec une forte dose de syndicalisme révolutionnaire.

Au point de vue des documents, quel vide effarant ! Max Nettlau a publié sa Bibliographie de l’Anarchie en 1898, outil de documentation indispensable entre les mains de celui qui veut étudier notre mouvement. Ce livre a vieilli, il aurait fallu qu’il fut complété, tenu à jour. Aucun journal, aucun groupe anarchiste n’a trouvé la besogne utile. La seule étude que nous possédions sur la « période héroïque » de 1891 à 1895 n’est pas écrite par un compagnon, mais par un socialiste qui a surtout fait œuvre de reporter dans son De Caserio à Ravachol, la seule analyse sérieuse et méthodique des doctrines de Godwin, Proudhon, Stirner, Bakounine, Kropotkine, Tucker, Tolstoï, considérés comme les principaux représentants de l’anarchisme, est due à la plume d’un juge allemand (!) Paul Eltzbacher.

Depuis 1852, il y eût un mouvement intellectuel à tendances anarchistes-individualistes très important, aux Etats-Unis. Ce mouvement s’est traduit par des œuvres de première valeur, notamment celles de Josiah Warren, de Stephen Pearl Andrews, de Lysander Spooner, etc., etc.

Ces œuvres n’ont été ni traduites, ni éditées en français. Mieux, le livre de William Godwin, qui date de 1793 : And Enquiry concerning political Justice, etc., le premier livre nettement anarchiste, et où l’auteur s’affirme précurseur du communisme libertaire, n’existe pas en français. C’est seulement par le livre d’Eltzbacher : L’Anarchisme (Paris 1902) que les compagnons de langue française ignorant l’anglais ont pu lire des pages traduites de l’œuvre du précurseur Godwin.

Le leader anarchiste-individualiste américain B. R. Tucker a publié un livre, Instead of a book, excessivement utile à qui veut étudier les divers aspects de la pensée libertaire. Ce livre n’est pas traduit en français ; c’est encore grâce à Eltzbacher que nous en connaissons quelques pages. La meilleure — on pourrait dire la seule étude d’ensemble — publiée sur Max Stirner et son œuvre, est due à la plume de M. Victor Basch ! Et ainsi de suite…

Pourtant, la propagande libertaire a entassé ces dernières années des monceaux de papier noirci. Mais les travaux sérieux, les traductions utiles, les études ardues mais nécessaires n’ont pas été faites ; et voici que cela recommence et que des anarchistes — négligeant toute la tâche immense d’éducation nettement libertaire — s’attellent à réhabiliter Karl Marx ! Vraiment, on pourrait mieux employer le papier de nos revues.

* * *

Autre chose : Jamais une revue ou un journal anarchiste-communiste a consacré autant de place à l’étude de Proudhon, qui reste un des penseurs anarchistes les plus puissants. Ceux qui aujourd’hui commémorent le centenaire de Karl Marx, n’ont pas bougé lors du centenaire de Proudhon !

Nous rechercherons l’origine de cette attitude, qui n’est pas due au hasard. Amédée Dunois écrit : « Embrasser contre Marx la cause de Proudhon (dont nul n’honore d’ailleurs autant que moi le mérite et la vertu) et les proudhoniens de l’équipe Tolain, c’est montrer manifestement qu’on est mal informé de la vraie nature du débat qui s’est poursuivi entre eux. »

Eh bien, j’espère prouver que cette affirmation est erronée. Anarchistes, je prétends que notre rôle est d’embrasser contre Marx la cause de Proudhon ; (Laissons de côté Tolain et son « équipe »). Et nous montrerons par des documents que nous sommes parfaitement informés de la vraie nature du débat qui mit aux prises l’auteur du Capital et l’économiste Comtois.

En effet, la cause de Proudhon c’est celle de l’anarchisme, de l’indépendance individuelle ; cette cause s’identifie avec toutes nos aspirations dressées contre la tyrannie du Collectif — du Collectif capitaliste, comme du Collectif socialiste.

Pierre CHARDON

la Mêlée
(individualiste – libertaire – éclectique)
N° 8 – 15 Juillet 1918

(via anticrates - archives libertaires)

(mots-clés : anarchisme, la Mêlée, marxisme, Pierre Chardon)